Fantasias se décompose en nouvelles, dont les trois premières concernent la genèse du Béarn.
Beneharnum, la première d’entre elles fait référence à la première hypothétique et introuvable capitale du Béarn.
BENEHARNUM
En ce petit matin de septembre odorant, dès mon lever, j’ouvre en grand les volets de ma chambre pour aspirer une grande bouffée d’oxygène et observer l’état du ciel. C’est clair, une belle journée s’annonce : se libérant de l’horizon, un soleil brillant et généreux darde déjà ses premiers rayons dans un ciel d’un bleu uniforme, augurant une journée de rêve. Je me prépare avec une profonde gaieté, pour rendre visite à un ami qui habitait dans la grande région septentrionale du Béarn, comprise entre Orthez et Morlanne. Nous avions convenu de cette date quelques jours auparavant. Il m’avait invité pour venir goûter son “borret” nouveau, car il avait acheté pour trois fois rien un lustre auparavant, un arpent de vigne laissé à l’abandon, gagné par les herbes folles et menacé tout alentour par les ronciers tentaculaires. Cette terre maigre épuisée par une exploitation continue depuis des décennies, ne l’avait pas dissuadé de se lancer dans la folle aventure consistant à vouloir y faire pousser de la vigne dans un premier temps, et obtenir du vin blanc dans un second. Reste à savoir s’il est buvable. Il tenait à ce que je vienne boire avec lui sa première cuvée.
Alors, après avoir englouti un petit déjeuner, consistant par mesure de précaution, j’abandonne ma vallée et le cœur joyeux, je “monte” vers le nord, avec ma vieille Citroën. Mon ami Gégé m’avait expliqué grossièrement par où je devais passer pour parvenir à sa maison. « Quand tu seras à Orzacq, tu verras un château d’eau, tu tourneras à gauche en le contournant, et après une longue descente, tu verras un pont… De ce point, après une côte et une nouvelle descente, tu prendras un petit chemin sur la droite au niveau d’un grand chêne… »
Après avoir traversé Orzacq, j’ai beau faire ; je ne vois rien, ni château, ni pont, ni chêne… Je m’engage dans la première voie qui se présente, et très vite, je n’aperçois que des champs de maïs, des champs de maïs à perte de vue, telle une mer végétale. Des pieds de maïs de tous les côtés, hauts comme des palmiers, verts comme des algues envahissantes. J’ai l’impression qu’ils veulent m’ôter de la vue toute autre vision que la leur, m’obligeant à les admirer. Ils s’étirent le plus possible pour mieux me faire remarquer mon insignifiance. De fait, c’est le sentiment premier que je ressens : un sentiment d’impuissance, d’assujettissement. Je finis par conduire quasiment en aveugle… ou au radar, comme dit Gégé. En regardant par la fenêtre de la portière de ma “deuche”, je tente de discerner si je me trouve encore sur une route, ou quoi !
Brusquement, j’aperçois du côté gauche de la voie que j’ai empruntée, une plaque à moitié tordue qui tremble sur son socle… Je m’arrête au milieu de la voie, qui n’avait somme toute que la largeur de la voiture ou guère plus. J’observe bien cet élément susceptible de m’aider à me repérer. Il est d’un bleu fané indéterminable, de ce bleu qui colorait jadis les plaques routières appliquées sur les maisons. Je le gratte en espérant trouver une indication pouvant m’aider un tant soit peu à retrouver mon chemin, mais impossible d’y lire quoi que ce soit. En me concentrant fortement, je tente de deviner le contour de lettres, si du moins, il s’agit de lettres…, à la manière avec laquelle procéderaient les aveugles.
Je n’en tire rien de rien. « Diu vivant » Dieu vivant ! je réalise avec effroi que je suis complètement perdu… Mon corps est parcouru de tremblements incontrôlables. N’ayant guère d’autres alternatives, je grimpe sans hésiter sur le capot de la voiture dans l’espoir d’apercevoir le château d’eau, ou une quelconque construction susceptible de m’arracher de l’emprise du maïs.. Peine perdue : je suis isolé au milieu d’une mer de maïs : du maïs, du maïs, du maïs… Il est vrai que le climat lui avait été profitable depuis le printemps : soleil et pluie s’étant équitablement partagé les jours en bonne intelligence. Je deviens un Robinson des routes…, dérouté.
Alors en désespoir de cause, je roule à vue de nez, comme si je menais une barque à la godille, prisonnier d’une armée de pieds de maïs fermes et menaçants. J’en finis à espérer rencontrer n’importe quoi pourvu que ça ne ressemble pas à du maïs. Déconcerté par cette armée végétale, j’ai l’impression que les feuilles agitées par la bise sont comme autant de mains, m’intimant l’ordre de m’en aller, de déguerpir de leur domaine. Cédant à cet impératif catégorique, je tourne donc, tourne, vire, retourne, et… je reviens malgré moi, dans cette mer des Sargasses toujours aussi tentaculaire, avide de nous absorber, moi et mon tacot. Au bout d’interminables minutes qui peuvent bien s’apparenter à une heure, je retrouve le panneau bleu illisible qui avait attiré mon œil auparavant. Je constate amèrement que je ne fais rien d’autre que tourner en rond, comme une chèvre attachée à un pieu. De colère, je suis à deux doigts de m’en taper le front contre la carrosserie… ; une colère qui commence à se teinter légèrement de désespoir.
Je regrette fortement de ne pas avoir pris mon téléphone portable, mais c’est trop tard, et je ne suis pas du tout sûr qu’il aurait pu capter un quelconque réseau dans ce paysage mortifère. Sur ces entrefaites, le soleil atteint son apogée et entreprend doucement sa descente. Les champs s’étirent jusqu’à atteindre l’horizon et l’ombre des pieds de maïs commence à s’allonger de plus en plus sur la route. Bientôt je vais me trouver encerclé.
N’ayant plus rien à perdre, je découvre un chemin de terre mal entretenu sur lequel je ne suis pas encore passé et je m’y engage par défaut. Les nids de poules le parsemant font grincer abominablement les amortisseurs fatigués de mon antédiluvien tacot. Le chemin se rétrécit de plus en plus et je vois le moment où je ne pourrai que constater qu’il s’agit d’une impasse, … éventualité qui ne me plait guère car elle me mettrait dans l’obligation d’effectuer une longue marche arrière, le cou tire-bouchonné…
Tout d’un coup, le soleil et les couleurs me paraissent étranges, comme irréelles. J’attribue cette impression à ma fatigue que renforce mon énervement… Un brouillard épais emplit peu à peu le paysage…; un de ces mauvais brouillards appelés par ici, le loup de Saint-Jean. Je suis un instant aveuglé, puis un rayon de soleil perce le brouillard en dégageant une luminosité éblouissante. Mis dans l’impossibilité de conduire, je m’arrête donc par obligation.
Quatre pas devant la voiture, j’aperçois dans la terre ocre quelque chose qui brille ; un objet quelconque certainement. Je me baisse pour observer de plus près cet élément potentiellement salvateur. Bon sang, un morceau de plaque… un peu du même tonneau que celui que j’ai vu je ne sais combien d’heures auparavant. Je le dépoussière et l’observe attentivement. Contrairement au précédent, celui-ci présente des lettres, ce qui me redonne espoir, bien qu’elles soient en partie indéchiffrables. Mais je ne peux isoler que B.E.N.E. Je pense que je suis allé trop loin, certainement aux confins des Landes, car je me targue de connaître tous les villages du Béarn et celui-là ne me dit absolument rien. Seul le village béarnais de Bénéjacq comprend ces premières lettres, mais moi et ma compagne motorisée, nous sommes loin en ce moment de la capitale de la charcuterie et de la “Vieille vallée”, tapie au pied des premiers contreforts pyrénéens. Toutefois, ces lettres résonnent dans mon cerveau car elles me laissent une impression de déjà vu, de vague réminiscence lointaine.
Profitant de mon irrésolution, une brume d’un vilain jaune mi pisseux, mi caca d’oie, m’enveloppe, et ma voiture devient quasiment invisible. J’avance doucement sur le chemin, le corps penché de côté, car une forte bise à la désagréable odeur de soufre, semblant provenir de cette brume, s’est brusquement levée. Me sentant prisonnier de quelque chose d’inconnu, je prends peur. J’ose l’avouer : j’ai la trouille ! […]
Hubert Dutech
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